La plateforme X (anciennement Twitter) a introduit une nouvelle fonctionnalité qui pourrait profondément changer notre compréhension des opérations d’influence en ligne. Depuis peu, lorsqu’un utilisateur consulte un profil, la plateforme affiche une localisation approximative du compte.
Selon Nikita Bier, responsable produit, il s’agit d’une « première étape importante pour garantir l’intégrité du forum mondial » et d’un geste de transparence destiné à lutter contre les opérations de désinformation.
Cette donnée n’est pas parfaite — X le reconnaît — mais elle révèle déjà des informations essentielles sur la manière dont certains acteurs utilisent la plateforme à des fins politiques ou idéologiques.
Une révélation immédiate : des influenceurs “américains” localisés à l’étranger
Quelques heures seulement après le lancement, la fonctionnalité a mis en lumière un phénomène déjà suspecté, mais désormais visible pour tous :
de très nombreux comptes se présentant comme des influenceurs politiques américains publient en fait depuis le Nigeria, la Thaïlande, le Bangladesh ou l’Europe de l’Est.
Plusieurs de ces comptes sont associés à un réseau déjà documenté pendant la présidentielle américaine de 2024. Ce réseau, appelé “Independent Women Supporting Trump”, utilisait des photos de mannequins ou d’influenceuses européennes volées pour faire passer des comptes fictifs pour des électrices américaines.
Avec la nouvelle fonctionnalité, des chercheurs ont pu confirmer que ces comptes sont gérés depuis l’Asie du Sud-Est, parfois avec des liens directs vers la Birmanie ou la Thaïlande. Cette transparence apporte une preuve supplémentaire d’une activité coordonnée à l’étranger visant à influencer le débat politique américain.
Pourquoi cette localisation est une rupture importante
Avant ce changement, les analystes en désinformation pouvaient détecter des comportements suspects :
style d’écriture, fréquence de publication, profils d’abonnés étranges, incohérences narratives…
Mais il était extrêmement difficile, voire impossible, d’identifier d’où un compte était réellement contrôlé.
Grâce à la localisation :
- des opérations politiques étrangères apparaissent plus clairement,
- les fermes à contenu sont plus faciles à repérer,
- les campagnes d’influence deviennent plus transparentes,
- les réseaux coordonnés peuvent être cartographiés plus précisément.
Pour la première fois, la plateforme fournit une information qui permet de relier un comportement en ligne à un contexte géographique.
Les limites et les risques de l’outil
X reconnaît que cette fonctionnalité n’est pas parfaite :
la localisation peut être influencée par un déplacement récent, un changement temporaire de réseau ou l’utilisation d’un VPN.
Le risque le plus sérieux concerne les dissidents et opposants politiques dans les régimes autoritaires, où révéler la localisation pourrait mettre des individus en danger.
La plateforme affirme avoir mis en place une option permettant à ces usagers de masquer leur localisation précise, ne laissant apparaître qu’une “région générale”.
Cependant, la suppression soudaine de certains comptes très suivis juste après l’activation du système a suscité des interrogations. Parmi eux, un compte de fan d’Ivanka Trump, localisé au Nigeria, suivi par plus d’un million de personnes, mettant en avant à la fois des messages pro-Trump et du contenu islamophobe. La disparition de ces profils renforce l’idée que cette fonctionnalité a mis en lumière des réseaux que la plateforme préférait peut-être garder sous contrôle.
Le contexte : désinformation et influence étrangère
Depuis plusieurs années, les chercheurs alertent sur les opérations d’influence menées par :
- des réseaux russes,
- des groupes chinois,
- des opérateurs privés cherchant un profit rapide,
- des fermes à contenu exploitant la polarisation politique.
Certaines de ces activités ne visent même pas un objectif politique clair : elles surfent simplement sur les divisions pour générer du trafic et des revenus publicitaires.
La professeure Amy Bruckman, de Georgia Tech, résume le problème :
“Des acteurs rémunérés attisent délibérément les controverses, car celles-ci attirent l’attention.”
Dans ce contexte, la localisation devient un outil de transparence essentiel pour comprendre :
- l’origine des campagnes de manipulation,
- la géographie des opérations politiques,
- les stratégies d’influence exploitant les réseaux sociaux.
Une avancée… mais pas une solution complète
Bien que la fonctionnalité apporte une visibilité nouvelle sur les opérations étrangères, elle ne compense pas :
- la baisse de modération des contenus,
- la réduction des équipes de sécurité,
- la disparition progressive des partenariats avec des fact-checkers,
- l’augmentation de la portée des contenus polarisants.
La transparence est utile, mais elle ne remplace pas l’analyse humaine ni une politique de sécurité robuste.
Pour les démocraties, cette révélation est une opportunité :
elle offre un aperçu précieux des dynamiques de manipulation qui structurent désormais le débat public.
Mais c’est aussi un rappel que les élections modernes se jouent désormais autant dans les urnes… que dans les fermes à contenu à l’autre bout du monde.
Conclusion
La nouvelle fonctionnalité de localisation des comptes X est une avancée significative dans la lutte contre la désinformation.
Elle expose des réseaux coordonnés qui tentaient de manipuler le débat politique sous couvert de profils américains.
Elle apporte un niveau de transparence inédit.
Mais elle pose aussi des questions importantes de sécurité, de protection des individus et de fiabilité.
Elle ne résout pas le problème de fond : la manipulation algorithmique de nos conversations par des acteurs, souvent étrangers, qui exploitent l’économie de l’indignation.
Cette fonctionnalité nous permet enfin de voir ce qui était caché.
Reste à savoir si nous aurons les moyens — politiques, technologiques, démocratiques — d’y répondre.